En 2003, en Irak, la guerre est finie et ne demeure qu’une nation exsangue où tout demeure possible, sorte de nouveau Far-West où les frontières sont floues et mal définies, que ce soit au niveau économique, politique ou humain. A la suite d’une guerre préventive menée en vertu du principe du même nom, et sur la base de preuves que le désert ne saurait que nommer mirages, c’est un pays entier qui se trouve dévasté, vestige fâné du fier empire babylonien.
Ses institutions mises à bas, ses infrastructures en ruines et ses croyances tous les jours foulées au pied en ont fait un immense No Man’s Land où toutes les factions, toutes les volontés, bonnes ou mauvaises, se télescopent dans un chaos qui ne semble connaître ni limite, ni fin. C’est dans ce contexte que le meurtre, de prime abord anodin, d’un policier irakien en formation - assurée par une entreprise américaine - va mettre le feu aux poudres et jeter une lumière crue sur les jeux de pouvoirs et de miroirs, saupoudrés d’enjeux géostratégiques, politiques, ethniques et économiques auxquels se livrent les différentes entités en présence.
Trois personnages désespérés, facettes morcelées des lignes de fractures qui traversent ce pays en ruine et fragments d’humanité brisée, vont joindre leurs forces et leurs talents pour faire toute la lumière sur cette affaire plus trouble qu’elle n’en a l’air : Christopher, l’américain, ancien flic, en charge de la formation des forces de police dans ce pays “libéré” ; Nassir, l’irakien, ancien enquêteur aux méthodes “particulières”, ayant collaboré avec l’ancien pouvoir et en quête de rédemption ; Saffiya ou Sofia, jonction entre ces 2 mondes car irakienne ayant été élevée aux Etats-Unis, à la famille décimée par le parti Baas , diplomate “officieuse” tout autant que “parallèle” revenue à la faveur des évènements. Mais cette enquête va s’avérer bien plus retorse que prévue et le prix à payer pour la divulgation de la “vérité” bien plus élevé que quiconque aurait pu s’y attendre...
Profondément humain et désespérément réaliste, Sheriff of Babylone est un voyage au cœur d’une zone crépusculaire où le bien et le mal s’estompent voire se confondent, où les faux semblants et les semi-vérités s’enchaînent et se répondent et surtout où les lueurs d’espoir le disputent aux plus noires ténèbres.
Extrêmement étayé, ce récit interpelle sur les excès et abus découlant d’une guerre au storytelling trop manichéen, trop parfait pour être totalement désintéressé et s’attache à en disséquer, par touches successives, les conséquences tragiques, les mécaniques complexes, les intérêts divergents, les jeux d’influence...et leur impact conjugué sur tout un pays, son peuple, ses prérogatives et son avenir. Les trajectoires des 3 protagonistes principaux, de leur histoire personnelle - torturée - à leur rapport - complexe - avec la réalité de ce qu’est devenue l’Irak vont les amener à s’interroger sur le dessous des cartes et à se confronter, chacun à leur niveau, à ce qu’il reste d’une société après qu'un désastre - la guerre en l’occurrence - l’ait dépouillée de tout : la violence. Qu’elle soit psychologique ou physique, larvée ou déchaînée, juste ou inique, elle apparaît comme la seule force, la dernière monnaie, l’ultime recours et l’unique interlocutrice qui demeure : tous l’expérimenteront, chacun à son niveau, à sa manière et selon la façon dont elle se présentera à eux.
C’est une œuvre qui ne cache aucunement ce qui trop souvent est tu alors que connu et se cachant en pleine lumière : les cohortes de malheurs, les hordes de monstres et les effroyables répercussions qu’engendrent les conflits, quels qu’ils soient. C’est un constat, amer et lucide, de l’influence de la guerre sur les territoires et les êtres humains, sur les compromissions et changements qu’elle implique, sur le poids de la mémoire pour les vaincus, sur la réécriture de l’histoire par les vainqueurs, et sur les dépouilles que se partagent toujours in fine les sempiternels profiteurs de telles situations. L’inanité de la guerre, ce qui demeure lorsqu’elle est officiellement finie, la solitude éternelle des survivants sont les sujets forts que porte et développe de manière magistrale Sheriff of Babylone. Une vraie réussite, une lecture touchante et puissante.
Le scénariste, Tom King, connu pour ses récits intimistes et psychologique, maîtrise parfaitement le sujet, ce qui se ressent tant dans les mécanismes et les forces à l’oeuvre décrits que dans la description des personnages principaux, de leurs non-dits à leurs moments d’humanité - lumineux -, de leurs doutes à leur détermination - faramineuse -. Ce néo-polar géopolitique et engagé, qui se fonde moins sur une dénonciation de la guerre que sur le constat de ce qui en résulte, a été salué avec raison, par la critique pour sa justesse. Ce qui s’explique aisément : avant de venir scénariste, King a été agent de renseignements pour la CIA, spécialisé dans le contre-terrorisme, dans l’Irak Post-Saddam : ce livre tient ainsi tout à la fois de l’œuvre de fiction, du journal “sur le vif” que du témoignage direct. La partie graphique, servant parfaitement le propos et - disons-le tout de go - le sublimant, a été réalisée par Mitch Gerads : loin d’en être le “simple” illustrateur, sa propension à oser des découpages différents, à proposer une construction sortant des sentiers battus et son sens des détails impressionnant rehaussent un récit déjà de grande qualité. Une claque graphique pour un récit d’anthologie.
Pour qui : toutes celles et tous ceux à la recherche d’un récit dense et parfaitement documenté ; les fanas de géopolitique et de néo-polar ; ceux qui ont apprécié “Homeland” et “House of Saddam” ; les néoconservateurs sûrs de leur fait et les démocrates qui n’y ont jamais cru ; ceux pour qui tout n’est jamais ni blanc, ni noir / lecteurs avertis - dès 16 ans -
Le + : Auréolés du succès critique et public de Sheriff of Babylone, Tom King et Mitch Gerads ont continué leur collaboration par une mini-série sur Mister Miracle - axée sur son état mental -, héros de chez DC Comics et création de Jack Kirby. Le succès étant de nouveau au rendez-vous, King a repris la série reine de DC consacrée au Chevalier Noir “Batman”, à qui il a apporté sa vision teintée de psychologie, avec une réussite plus que mitigée au vu d’une saga certes de qualité - 93 épisodes au compteur - mais sujette à certaines longueurs et souffrant d’un manque de cohérence ; Mitch Gerads a réalisé une dizaine d’épisodes de ce run. King et Gerads préparent actuellement une nouvelle mini-série pour DC, consacrée à l’un de ses héos méconnus, Adam Strange – sorte d’aventurier cosmique à la Flash Gordon -.
Sheriff of Babylon - broché - série complète - 28€ - environ 300 pages - édition française Urban Comics